Le parc est vide, vides le ciel et mon esprit. Le firmament dégouline de nuages, comme autant de gouttes de pluie qui tomberont ce soir. Il fait lourd et pourtant j'ai froid.
Et le cheval de galoper.
Mes cheveux de jais trop longs flottent derrière moi, tels un corbeau en plein envol. Plumes de corneille sur la neige de ma peau, quelques mèches fouettent mon visage ; la morsure brûlante du vent contre mes joues sèches. Le temps court, les minutes s'égrainent.
Et le cheval de galoper.
Plus rien n'a d'importance, et le silence du parc est plus assourdissant qu'aucun autre bruit. Seuls les claquements réguliers des sabots étouffés par l'herbe résonnent encore, emplissent mes oreilles d'une longue et monotone mélodie. Clac, clac, clac. Le bruissements des feuilles, les pépiements des oiseaux. Je tire les rênes, stoppe ma monture. Docilement, elle ralentit, et le clac, clac, clac s'éteint. J'enjambe son dos, et glisse lentement vers le sol. Mes bottes s'enfoncent dans la terre battue et, reculant d'un pas, je peux distinguer chacune des empreintes laissées par ma jument. De simples creux dans un pré, un chemin, une histoire. Je suis seul. Une idée me traverse l’esprit, une luciole dans l’obscurité. Et si je partais ? Que se passerait-il si, plus tard, en venant me chercher, Bishop ne trouvait personne dans le parc ? Seulement ma jument, lâchée dans l'immensité du pré, qui, muette, ne pourrait dévoiler mon secret. Je n'ai jamais osé fuguer. M’enfuir ne me fait pas peur, je n'aime pas les hauts murs qui encerclent le château. Non, ce qui me fait peur, c'est ce que je pourrais trouver au-delà. Je ne suis sorti qu'accompagné, et en attelage. Je n’ai pas souvenir d'avoir un jour marché sur le pavé des rues, pas plus que d'être un jour entré dans une auberge. Ce n'est pas le manque, que je ressens, juste de la curiosité. Comment vivent les gens, dehors ? J'ai peur de trouver un monde totalement différent, quelque chose que je ne puisse comprendre. Une seule réponse à toutes mes questions.
Sortir.
Je prends le temps de flatter l'encolure de ma jument, de lui tapoter affectueusement le flanc. Et toi, est-ce que tu rêves d’aller dehors ? J’attrape les rênes, et la guide jusqu'à l'arbre le plus proche. Je n'en ai pas pour longtemps. Je veux juste jeter un coup d’œil.
La bride de cuir se noue autour du tronc, je laisse assez de mou pour que ma monture puisse s'éloigner de quelques mètres. Là, elle sera bien. Je me sens soudainement espionné, comme tout enfant qui s’apprête à commettre une horrible bêtise. Quelqu’un, quelque chose m’observe. Est-ce ce papillon qui vogue de fleurs en fleurs, sans se poser plus de quelques secondes ? Ou bien le soldat qui, le droit et raide, entame sa ronde sur le long chemin qui borde l'enceinte du parc ? Il ne me regarde pas, ne me voit pas. Je suis invisible. Un jour, un jour j’irai le voir et lui demanderai de faire une ronde avec lui. Peut-être qu’il acceptera, peut-être qu’il refusera. Nous verrons bien.
Escalader le petit muret est facile, même si je salis mon pantalon neuf. Le crème se tache de brun, de gris, de vert ; terre, poussière, herbe. Je retire ma veste d’équitation — je doute d'avoir froid, une fois dehors. Je me sens comme un voyageur qui s’apprête à quitter sa terre natale, même si j’ignore l’effet que ça procure. J’imagine. Il ne reste que la petite grille à franchir, celle dont j’ai l’interdiction formelle de m’approcher. Et comme tout petit prince obéissant, je ne l’ai jamais approchée. Cela me désole presque. Au fond, je ne suis qu’un petit agneau sombre et bien dressé, un de plus dans le troupeau qu’est la cour. Hermione ose porter des culottes de garçon, et je suis outré à chaque fois, alors que je devrais l’admirer. Inconsciemment, je me donne une petite claque sur la joue. Légère, douce, retenue, et pourtant je me sens rougir. J’ai honte. Honte d’être ce que je suis.
Là, un pied par terre. Sur le sol de la ville que mon père gouverne. Il ressemble en tout point à celui de notre cour intérieure, je me sens totalement le même. Qu’est-ce qui a changé ? Est-ce que quelque chose a changé ? Je l’ignore. Je marche lentement, j’ai peur d’être repéré. Quelle punition risquerai-je de prendre si l’on me découvrait ! Père serait furieux, Asher méprisant, et Hermione envieuse. Et Bishop… Lui serait simplement déçu.
Mes pas me guident, je ne sais pas où je vais. Je ne connais pas le nom des rues, pas plus que celui des petites ruelles que je traverse. Dehors, je suis dehors. Un petit rire s'échappe de mes lèvres, résonnent sur le pavé et ricoche sur les fenêtres entrebâillées. Dehors, je suis dehors ! Je ris, je danse, je cours. Je n’ai plus peur. Je suis juste en vie.
Finalement, je tombe sur un petit parc, bien plus petit que celui du château. Beaucoup d’enfants jouent au cerceau, aux billes, à cache-cache. Et je la vois. Elle, petite brune aux grands yeux noisette, qui semble attendre quelque chose. Elle m’intrigue ; je m’approche d’elle discrètement, sans qu’elle ne me voie. Ses lèvres semblent être peintes sur sa peau de porcelaine, et ses longues boucles qui tombent en cascades sur ses épaules me rappellent celles de Mère. Elle est jolie. Je rougis à cette pensée. Je n’ai jamais trouvé aucune fille jolie, aucune fille autre que mes sœurs. Sans oser cligner des yeux, de peur qu’elle ne disparaisse, je m’appuie contre un arbre.
« Tu sais ce que c'est, ça ? » Sa voix frêle et cristalline pénètre mes oreilles, actionne les rouages de mon cerveau. Elle m’a vu, et me parle comme si j’étais comme elle. Je me prête au jeu, finalement amusé. Qu’aurai-je à y perdre ? Je baisse les yeux vers la fleur qu’elle me désigne du doigt.
« C’est une asphodèle, je crois. » En réalité, j’en suis sûr. Mais je ne veux pas montrer que j’en sais plus qu’elle.
Rien qu'une fleur, une fleur ivre d'espoir.
Tessa.
Je l’ai revue. Yeux noisette, cheveux châtains. C’était bien elle. Bon sang, comment avons-nous pu nous revoir ? Combien y avait-il de chances que nous nous croisons à nouveau dans notre vie entière ?
J’ai l’impression de ne pas avoir été à la hauteur. De ne pas m’être comporté comme je l’aurais dû. Elle n’a pas été tendre non plus.
Elle m’en veut. Elle m’en veut, parce que je lui ai caché la vérité. Dire que je lui ai menti ne serait pas juste ; je ne lui ai jamais menti.
Je m’appelle bien Darius, avec ou sans Hiddlegate à la suite. J’ai du mal à comprendre.
Comment étais-je sensé me comporter, après tout ce temps ? Lui sourire, plaisanter avec elle comme nous le faisions, enfants ? Mais nous ne sommes plus des enfants. J’ai grandi, elle aussi. Et diablement vite.
Je l’ai invitée à danser, nous avons dansé. Elle n’était pas tellement d’accord, au début. Et pourtant nous avons dansé. Plus rien n’existait autour de moi, je ne voyais qu’elle. Je voulais de tout coeur me faire pardonner, mais je n’ai pas réussi. Je pense qu’elle m’en veut trop. Trop pour pardonner.
Ça me fait mal rien que d’y penser. Qu’ai-je fait de mal, qu’ai-je fait de travers ? Elle a été froide, glaciale, lointaine. Loin, très loin du souvenir que j’avais d’elle. Je l’ai probablement déçue. Pourquoi est-ce que ça me perturbe autant ?
Je ne devrais même pas penser à elle. Je devrais être à la recherche d’une nouvelle cavalière, je devrais être en train de danser. Je devrais, en tant que prince. Mais je n’ai jamais su être un prince.
La musique siffle à mes oreilles, les lumières m’éblouissent. J’ai soudainement trop chaud, engoncé dans mon costume pourtant fait sur-mesure. J’ai besoin d’air. Sortir, respirer à nouveau. Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai l’impression de n’avoir rien fait comme il le fallait, j’ai l’impression d’avoir tout gâché. Oh, quelle odieuse impression.
Respirer, maintenant, tout de suite.
L’oublier, à tout jamais. Oublier sa rancœur, ses yeux posés sur moi, désapprobateurs. Peut-être que tout pourrait changer ? Peut-être que nous pourrions redevenir les enfants que nous étions ?
Le ciel est rouge. Il saigne. Je vois déjà ces longues traînées s’étendre sur le sol, quelques jours plus tôt immaculé. Nous avons tous saigné contre Gondal. Les plaines désolées se confondent avec le firmament écarlate, dans un brouillard de mort et de peine. Beaucoup des nôtres sont morts, durant ces quatre jours. En rentrant il faudra annoncer leur mort à leur femme, à leurs enfants. Qui s’en chargera ? Qui sera le corbeau, porteur des mauvaises nouvelles ?
Mais le sang, le sang reste.
Du haut de ma jument, je traverse le champ de bataille. Des cadavres sur le sol, des poussières qui volètent dans l’air. Il fait froid. On sent que les nuages se retiennent de pleurer ; ce soir, demain matin, peut-être. La pluie chassera la peur, évacuera l’odeur de la mort.
Mais le sang, le sang reste toujours.
Sabot après sabot, chacun de ses pas soulève un nuage de poussières. Le brouillard s’épaissit, devient mortel. Si je m’enfonce là-dedans, est-ce que j’en ressortirai le même ? Couvert de suie, de sang, de mort. Marqué à jamais. Il ne me faut pas cinq secondes pour décider de continuer à avancer ; je presse même ma monture. Traverser, traverser, juste traverser. Je veux voir quelle lueur il y a de l’autre côté. Transi par le froid, je descends de cheval, glisse sur le sol. J’ai besoin de bouger. Craquent les petites brindilles sous mes pieds, volent les particules de charbon, souffle le vent glacé. Où vais-je, où mes pas me guident-ils ? Je l’ignore, la route se profile, infinie. Avancer, toujours avancer. Et peu importe où cela va me mener.